À Pont-Aven, haut lieu de l’histoire de la peinture, le Musée célèbre ses 40 ans avec une exposition fascinante, née d’un partenariat avec le musée d’Orsay. De Goya à Waterhouse, Sorcières ! explore les fantasmes, les pouvoirs et les figures ambivalentes d’un mythe entre art, érotisme, occultisme et rébellion féminine.
Elles volent, guérissent, séduisent ou terrifient : les sorcières reviennent hanter les cimaises du Musée de Pont-Aven, dans une exposition d’une densité remarquable. En partenariat avec le musée d’Orsay, Sorcières ! 1860-1920. Fantasmes, savoirs, liberté explore la résurgence
d’un mythe millénaire. Tel qu’il se redessine dans l’imaginaire occidental à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Fantasmée, redoutée ou réhabilitée, la sorcière devient alors l’objet d’un regard double. Un miroir des peurs sociales et un étendard de liberté.

Au cœur de cette relecture moderne, une œuvre : La Sorcière de Jules Michelet (1862), dont l’influence irrigue toute l’exposition. Historien de la sensibilité autant que du peuple, Michelet transforme la sorcière en figure du refus, de la connaissance perdue, de la communion avec la nature. Il en fait une martyre, une sage, une amante des forêts, et ouvre la voie à ce qui deviendra l’écoféminisme. De cette revalorisation naît une fascination nouvelle pour les sabbats, les potions et les femmes qui n’obéissent pas.
Trois entrées pour explorer un mythe : la nuit, le corps, le savoir
L’exposition, répartie en trois grandes sections – la nuit, le corps et le savoir – offre une plongée captivante dans les représentations plastiques et littéraires de cette figure.
Le feu de la nuit : sortilèges et peurs ancestrales
Le parcours débute avec le feu de la nuit, royaume des sortilèges et des métamorphoses. Ici, la sorcière chevauche les vents et dialogue avec les morts. Les œuvres de Goya, Chassériau, Klinger, Delacroix ou Maxence illustrent une iconographie vibrante, où le mystère se mêle à la peur. Autour d’elles, des objets rares évoquent les cabinets de curiosité. Et des extraits de Walpurgisnacht ou de Méliès accompagnent cette plongée dans l’ombre.


Le feu du corps : fantasmes et peurs du féminin
Le feu du corps explore ensuite les tensions entre désir et effroi. Le corps féminin devient lieu de tous les fantasmes : séduisant ou repoussant, il fascine autant qu’il inquiète. La sorcière y est tantôt séductrice fatale, tantôt vieille femme à l’allure monstrueuse. L’exposition dévoile ainsi les constructions genrées de l’époque, révélant une misogynie diffuse derrière l’envoûtement. De Félicien Rops à Odilon Redon, de Schwabe à Beardsley, les artistes masculins projettent sur la figure de la sorcière leurs peurs du féminin libre. Tandis que les artistes femmes peinent à se faire une place dans ce territoire symbolique saturé.
Le feu du savoir : entre guérison et science oubliée
Mais certaines y parviennent : Evelyn de Morgan, Clémentine Dondey, ou encore Cecilia Beaux imposent d’autres visions, faites de savoir, de mystère et de résistance. Le feu du savoir clôt ce parcours. Il rend justice aux sorcières guérisseuses, aux femmes savantes et initiées. Avec elles, le chaudron devient laboratoire, la forêt, sanctuaire. Les tableaux de Ranson, les dessins de Orazi ou les photographies du musée d’Orsay montrent combien la magie peut aussi être un autre nom du savoir ancestral, exclu des canons masculins de la science.
La grande force de l’exposition réside dans sa capacité à faire dialoguer les époques. À côté des œuvres du XIXe siècle, des artistes contemporaines comme Kiki Smith, Jade Boissin ou Katia Bourdarel prolongent ou inversent les représentations classiques. Par leurs gestes, elles réenchantent la figure de la sorcière. Elles la désolidarisent des regards masculins, et la réinscrivent dans des luttes toujours vivaces. La sorcière devient alors passeuse, symbole de transgression, d’alliance avec les invisibles, mais aussi matrice de nouvelles solidarités.
Les sorcières : de la marge au cœur des luttes contemporaines
Dans une Bretagne empreinte de légendes, l’exposition trouve une résonance toute particulière. Le musée de Pont-Aven – qui fête cette année ses 40 ans – prouve une nouvelle fois sa capacité à conjuguer exigence scientifique, ancrage territorial et ouverture aux débats contemporains.
Sorcières ! n’est pas seulement une invitation à plonger dans l’histoire des images, c’est un appel à regarder le monde avec des yeux neufs, à
l’écoute des murmures oubliés et des puissances enfouies. Plus qu’un simple sujet d’exposition, la sorcière s’affirme aujourd’hui comme une grille de lecture des rapports de pouvoir, de genre et de savoir. Son image est au cœur d’un imaginaire alternatif, où l’émotion, le lien au vivant et la résistance aux dominations structurent un autre rapport au monde. Le succès populaire de Mona Chollet ou la reprise du slogan « Sorcières,
sages-femmes et infirmières » des féministes américaines des années 1970 témoignent de cette permanence : la sorcière n’est plus l’autre rejetée, elle est l’insoumise que l’on revendique.
À l’heure où les enjeux écologiques, féministes et sociaux se croisent, cette figure historique devient un archétype fécond. Ce que l’exposition révèle avec finesse, c’est qu’il n’y a pas une mais des sorcières : certaines incarnent l’émancipation, d’autres les projections de l’inconscient collectif. Ce sont ces tensions, ces contradictions, qui nourrissent sa puissance.
Toujours en marge, mais jamais effacée, la sorcière ressurgit dans l’art comme dans la société, à la fois spectre du passé et promesse d’avenir.
Sorcières ! 1860-1920. Fantasmes, savoirs, liberté.
Jusqu’au 16 novembre. Musée de Pont-Aven.